jeudi 14 novembre 2013

Saburo Teshigawara/Trisha Brown/Jiří Kylián

Doux Mensonges
Alice Renavand - Stéphane Bullion - Eleonora Abbagnato
L’expérience Teshigawara montre une nouvelle fois qu’il ne suffit pas de mettre ensemble d’excellents éléments pour faire, si ce n’est un chef d’œuvre, simplement une œuvre. Esotérisme trop poussé ou prétention exacerbée du chorégraphe multitâche, la vacuité de son propos se confirme lorsque la blessure de Nicolas Le Riche laisse Jérémie Bélingard et Aurélie Dupont improviser quelque chose qui finalement, à défaut d’être intéressant, n’est pas pire que l’original. Tout se passe comme s'il n’y avait pas d’œuvre de Saburo Teshigawara, juste de formidables danseurs qui tiennent la scène par leur virtuosité…


Laurence Laffon - Caroline Robert

Avec Trisha Brown, c’est l’inverse. Tout est écrit, nul besoin d’artifice. Le propos serré de la chorégraphe peut servir de trame à un moment intense sans virtuosité singulière. L’austérité du décor et l’absence de musique ne divertissent pas, ils servent le détail. Inclus dans une systématique qui se dévoile peu à peu, les mouvements fascinent puis intriguent. Le discours sous-jacent de Glacial Decoy est profond, il s’insinue dans nos esprits comme au fil de la lecture d’un livre. L’illusion visuelle, l’illusion sonore, l’illusion créatrice, tout sert à  prolonger en soi et par devers soi les évolutions des danseuses.
Au jeu de l’instant, les deux distributions complètement différentes donnent deux paradigmes, la fugacité chez les volatiles Laurence Laffon, Caroline Robert, Letizia Galloni, Juliette Hilaire et Miho Fujii et la gravité chez les terriennes Caroline Bance, Séverine Westermann, Christelle Granier, Gwenaëlle Vauthier et Claire Gandolfi, ce qui n’est pas non plus sans enrichir la réflexion.

Christelle Granier

Pour terminer la soirée, Jiří Kylián vient apporter sans en avoir l’air tout l’onirisme que Teshigawara s’escrime à créer artificiellement avec quelques fumerolles et fanfreluches virevoltantes. Avec ce soupçon de gravité qui enrichit l’être humain à travers l’art, il offre avec Doux mensonges, l’œuvre totale qui transporte sens et esprit.
Tout dans ce court ballet s’emboîte à la perfection pour ne plus faire qu’un visuel magnifique doué de signification. Mais s’il arrive à ce résultat, c’est aussi grâce au travail de précision des plusieurs composantes artistiques qui fusionnent à merveille dans l’œuvre.

Aurélia Bellet

La scène surplombée par un seul tulle mordoré est cernée d’un mur gris dévoilant des ombres fantasques et d’un écran noir aux projections en demi-teintes ; un chant géorgien et un choix d’œuvres vocales de Carlo Gesualdo et Claudio Monteverdi complètent un cocon visuel et sonore très pur au ballet où angoisse, mélancolie et tristesse sont de mise. Les danseurs et les chanteurs se mêlent physiquement et artistiquement dans un espace multidimensionnel où tout dialogue. En ouvrant la scène à l’aide de trappes qui prolongent en fiction sur l’écran ou en réalité les évolutions dansées, Kylián tisse subtilement une trame scénographique qui suggère la teneur complexe des rapports des duos qu’il présente. La métaphore du monde caché des coulisses expose au grand jour la profondeur du propos. Car la richesse de cette œuvre puissante, c’est qu’au-delà de l’esthétisme, le chorégraphe questionne.

Stéphane Bullion - Alice Renavand 
Deux couples restituent des instants de vie dans des interactions et attitudes qui exhalent un sens du mouvement organique, unique chez le chorégraphe. Les corps se délient, se contractent et se recomposent dans la même finalité. C’est le monde des apparences sous les feux de la scène, mais à travers l’écho des sombres coulisses, deux visions, tout en utilisant ce même langage chorégraphique, définissent des humeurs et des états différents.
Une sérénité magnifiée par le charisme d'Eleonora Abbagnato ou la douceur féline d'Alessio Carbone anime un contrepoint libre au couple des ténèbres. Avec celui-ci, aussi bien Aurélia Bellet qu’Alice Renavand font ressentir les émotions des troubles intérieurs dans une pudeur délicate voire sacrificielle. L’amertume voilée au retour paisible sur scène du couple après un viol conjugal dans les sous-sols de Garnier prend le spectateur à la gorge, à la fois dans le fond et la forme, alors même que les grognements de chien qui attaque accompagnant la violence d'un Stéphane Bullion au regard d'acier, viennent de rompre la tonalité insouciante de la soirée.

Stéphane Bullion - Alice Renavand 

Dans le quatuor final, lorsqu'à la froideur distante d’Alice Renavand s’oppose le lyrisme d’Eleonora Abbagnato, pas totalement résignée à l’infidélité suggérée de son compagnon, on ressent la pesanteur d’un monde terrible du drame tu dans un cas ou du quotidien sans réel bonheur dans l’autre. La force tranquille et impassible des hommes n'en paraît alors que plus menaçante, la gravité et le tranchant des mouvements des femmes comme des douleurs qu’on cache, mais sans pathos, révèlent des moments d’émotions graves et subtiles liées à la sphère de l’intime, l'univers des non-dits.
Doux Mensonges dit le titre de l’œuvre, celui de l’art ou du propos qu’il donne à voir ? Alternative qui permet de jouer avec le ressentir de chacun. Avec Kylián, le plaisir ne peut-il être que coupable ?