vendredi 29 juin 2012

Giselle, Chicago juin 2012

Stéphane Bullion - Dorothée Gilbert

Avec Giselle, premier programme aux Etats-Unis d’Amérique,  la compagnie témoigne de son ancienneté comme de sa tradition et de son prestige. C'est ce ballet qui lançait donc la tournée à Chicago avec une physionomie légèrement modifiée par rapport aux désirs originels, un défaillant dans chaque duo prévu, Laetitia Pujol qui devait assurer la Première avec Nicolas Le Riche, Agnès Letestu qui devait faire la Dernière avec Stéphane Bullion, et Benjamin Pech, l'Albrecht de Clairemarie Osta, prévu pour la projection live du Grant Park Festival. On repartait donc à zéro avec Isabelle Ciaravola et Mathieu Ganio appelés en renfort pour débuter, Nicolas Le Riche étant transféré avec Clairemarie Osta pour le simulcast et Dorothée Gilbert apparaissant pour accompagner Stéphane Bullion sur la Dernière. Trois duos inédits à la physionomie différente, les valeurs classiques pour l'ouverture, les expérimentés ciseleurs pour la diffusion dans le Parc et les juniors impétueux pour la dernière. 

Nicolas Le Riche - Clairemarie Osta

Difficile d'ouvrir sans doute devant ce public inconnu fort volatile et bruyant, acclamant chaque bravoure ou incongruité, un public vivant en somme et qui sait le faire savoir.  Isabelle Ciaravola et Mathieu Ganio dont c'était la seule soirée en commun, elle continuant avec Karl Paquette et lui dansant par la suite avec Aurélie Dupont, ont assuré une belle représentation dominée par la scène de la folie d'Isabelle Ciaravola au premier acte. Si le couple s’est consolidé au fil de la saison dans Onéguine et l'Histoire de Manon, il est en revanche plus incongru dans Giselle où Isabelle Ciaravola rayonne à un point tel qu’elle éclipse son partenaire.
Isabelle Ciaravola est une Giselle de tout son être, de chaque mouvement de son corps à chaque regard et port de tête. Sa théâtralité la dégage de toute contrainte, elle cligne des yeux et la salle est charmée. Mathieu Ganio reste un danseur aux lignes pures qui impressionnent le plus souvent mais qui n’a que peu de relation avec le personnage qu’il interprète, comme absent de l'histoire.

Isabelle Ciaravola - Mathieu Ganio
A l'inverse, si Isabelle Ciaravola dévore l'histoire comme elle semble aussi pouvoir ne faire qu'une bouchée de son Albrecht un peu absent, Clairemarie Osta trouve en Nicolas Le Riche un tout autre répondant. Il  lui permet de creuser un rôle un peu inabouti lors des précédentes reprises, même si justement la forte personnalité de son Albrecht minore un peu sinon l’ampleur, la perception de la richesse de son interprétation. Sa Giselle est plus naturelle et plus simple que celle d’Isabelle Ciaravola. Celle-ci est plus maîtresse de ses désirs, paysanne fraîche voire effrontée là où Clairemarie Osta est plus timide, plus intériorisée comme poursuivant un rêve de petite fille, un monde dans lequel elle se serait construite dans son village et dans lequel Albrecht surgirait comme un must absolu. 
La variation du premier acte est à ce titre très illustrative du caractère expansif de la première qui regarde de toute part et expose sa joie de danser à l’assemblée de ses amis, alors que Clairemarie Osta ne semble danser que pour Albrecht, qu’elle regarde de ses yeux attendris. Par là même, la scène de la trahison les conduit aux extrêmes, la première au bord de la folie, la deuxième dans une stupéfaction neurotique. 

Stéphane Bullion - Emilie Cozette (Myrtha) - Dorothée Gilbert

Le deuxième acte est moins porteur chez ces deux duos qui s'effacent au profit de la danse et ce sont Stéphane Bullion et Dorothée Gilbert qui ont paru les mieux à même de conférer la dimension métaphysique des amoureux réunis face aux wilis. Malgré la bonne entente du couple Nicolas Le Riche/Clairemarie Osta, malgré les belles lignes d'Isabelle Ciaravola dont les jambes restent ce qu'il y a de plus magnifique à l'opéra de Paris actuellement (cet arche!) et de Mathieu Ganio, il manquait peut-être un peu de cette touche poétique évidente chez Stéphane Bullion et Dorothée Gilbert.
Nicolas Le Riche a beaucoup tempéré son Albrecht par rapport à sa partenaire, mais il reste presque un prédateur pour la délicate Clairemarie Osta toujours plus menue, toujours très discrète, dans le premier, comme dans le deuxième acte et même s’il met tout en œuvre pour servir l’histoire, son charisme débordant le place souvent au centre des regards, que ce soit dans son jeu ou dans ses démonstrations techniques. Sa longue série d'entrechats par exemple, à l'opposé de ceux esthétisants de Mathieu Ganio, se révèlent une véritable lutte explosive porteuse d'espoir.

Stéphane Bullion - Dorothée Gilbert

Comme Nicolas le Riche, Stéphane Bullion irradie d’autorité scénique, éclipsant un peu sa Giselle, très étonnant en ce qui concerne la plutôt sémillante Dorothée Gilbert. Il est vrai que cette dernière a effectué ces derniers mois un remarquable travail sur ses compositions dramatiques en introduisant un peu de distance  dans ses personnifications. Elle se détache peu à peu des personnages surjoués qu'elle dessinait spontanément en raison de son tempérament volcanique. La nouvelle Dorothée, celle de Juliette ou plus récemment Tatiana est plus réfléchie, plus investie dans ses caractérisations et cela n'en devient que de plus en plus intéressant. Il faut donc s'habituer à ne plus voir uniquement la technicienne en démonstration mais quelqu'un qui essaie de s'inscrire dans une histoire. Avec Stéphane Bullion, elle a trouvé le partenaire parfait. Ils ont peu dansé ensemble jusqu’à présent, peut-être à cause de cette différence d’appréhension de la scène qui n’est pas, comme on l’a vu rédhibitoire. Stéphane Bullion a depuis longtemps imposé une danse originale adaptée à sa personnalité qui dépasse souvent les conventions et si Dorothée Gilbert est plus classique,  il semble qu’ils ont en commun une certaine hexis du haut du corps qui les fait finalement s’accorder très bien tous les deux.

Stéphane Bullion - Emilie Cozette - Dorothée Gilbert

A Chicago il a fait, un bout de chemin vers elle en dressant un Albrecht, prince sûr de lui mais accessible, ouvert et joyeux, à peine conscient de sa vilénie et le regrettant sincèrement dans la scène de la folie, dans le premier acte, jouant d’égal à égal avec sa belle dans une certaine volubilité qu’on lui a vu récemment chez l’Acteur-vedette ou Lescaut. 
Au deuxième acte, c'est elle qui a fait le chemin vers lui en révélant une Giselle lyrique, sincèrement dramatique et grave avec des mouvements fluides et contenus inspirés de mélancolie. Elle répondait ainsi à son Albrecht poétique et désespéré, qu’il a mis en relief par une danse puissante et emphatique, un corps très expressif dans ses variations, pas combatif à la Nicolas Le Riche mais charnellement dramatique.

Stéphane Bullion - Dorothée Gilbert
Au final, Stéphane Bullion a choisi d’exprimer sa douleur dans une certaine violence avant les entrechats par des sauts de basque renversants, les émois du cœur se lisant dans les ruptures de lignes avec des cambrés extrêmes.  Les sauts de basque par leur tragique expressivité sont propices à relier Myrtha dans l’histoire, Albrecht dialoguant de face avec son bourreau, un Albrecht qui malgré les assauts devient le noeud du deuxième acte.
Cette série brillante de Giselle à Chicago a montré avec Stéphane Bullion et Nicolas Le Riche, qu’Albrecht n’est pas forcément une victime passive de l’adage mais peut s’extirper de sa condition de partenaire pour devenir un véritable combattant du repentir.

Emilie Cozette

On ne pouvait penser plus différentes Myrtha que celles présentées par Marie-Agnès Gillot, Nolwenn Daniel et Emilie Cozette mais chacune s’est adaptée à sa distribution comme un gant. L’impitoyable Marie-Agnès Gillot bousculant tout sur son passage comme Isabelle Ciaravola avait enlevé le premier acte. Femme aigrie, elle dévore l’étroite scène du Harris Theater de Chicago de trois jetés miraculeux, imposant une stature de divinité.
Nolwenn Daniel travaille plus sur le caractère éthéré de la reine des Willis, simple à l’image de Clairemarie Osta, survolant la scène légèrement comme un papillon tout en imposant malgré tout sa menace dans une froideur absolue.
Chez la plus humaine Emilie Cozette se lit presque l’envie et l’admiration pour cet amour entre les héros, confrontation subtile entre le goût amer de la trahison passée et les regrets devant le spectacle qui se passe sous ses yeux, elle semble presque vouloir leur laisser une chance.



Ces reines contrastées commandent un peuple de Willis dont le public est tombé sous le charme, prêt à sacrifier tout élément de vie pour en louer la technicité et l’harmonie parfaite. Chicago qui riait aux éclats quand Giselle échappe à Albrecht au premier acte ou lorsque celui-ci lui lance un bisou, s'est mis tout d'un coup à rugir d'acclamations pour les traversées en arabesques des fines ombres blanches. Avec Giselle, l’Opéra de Paris présentait bien sûr ses meilleurs solistes mais aussi son corps de ballet exemplaire qui a fait montre d’une richesse et d’une perfection très démonstrative, et qui à juste titre, en a tiré ses propres récompenses.

Stéphane Bullion