dimanche 5 février 2012

Première d'Orphée et Eurydice, 4 février 2012


La Première de cette troisième reprise d’Orphée et Eurydice a livré une version régénérée de l’œuvre de Pina Bausch. Cet opéra dansé de Gluck qui mêle étroitement danse et chant dans une ambiance fortement teintée de tristesse, a trouvé dans son interprète principal un contrepoint judicieux à un collectif uniforme. Fortement agrémenté des Premiers danseurs, Vincent Chaillet, Eve Grinsztajn Ludmila Pagliero, Alice Renavand et Muriel Zusperreguy, le corps de ballet est admirable d’humilité et offre à Orphée un écrin d’où sa singulière présence rayonne.
Stéphane Bullion a dépoussiéré l’œuvre de son pathos pour lui donner une force interprétative qui évoque la solitude d’une souffrance intime et le pessimisme le plus noir tout en ne se déparant jamais d’une sincérité touchante.








Héros à la personnalité introvertie, son Orphée oscille entre la violence du désespoir et la douceur romantique d’une tristesse infinie. Impénétrable et d’évidence inconsolable, il tire l’œuvre vers un mysticisme introspectif inspiré contrastant avec l’expressionnisme typique de Pina Bausch qui dans certaines poses et dans les ensembles s’englue parfois dans sa monotonie. Il est à cet égard en parfaite harmonie avec sa voix, la remarquable mezzo Maria Riccarda Wesseling qui dans sa longue robe noire met en valeur la silhouette pâle non maquillée de son alter ego et se fond dans l’hermétisme spectral d’une interprétation sombre et puissante.

Stéphane Bullion - Maria Riccarda Wesseling

Leur rigueur dans la composition dramatique permet de mener de bout en bout ce parti pris avec une maestria implacable, Le danseur souvent seul à animer la vaste scène par sa forte présence  délivre un personnage captivant sans victimisation. Le pari réussi de Stéphane Bullion qui s’emparait pour la première fois du rôle confère à l’opéra dansé de Gluck une dimension presque nouvelle, une plongée dans un univers réflexif qui fait écho à la conception qu’avait donnée Pina Bausch en transformant le livret pour agencer le plus noir du texte original et conclure l’opéra sur une fin dramatique.





L’Orphée de Stéphane Bullion souffre seul et n’a cure de la compréhension des autres, il ne s’expose pas. Sa quête personnelle va au tréfonds de ses sentiments et sa souffrance n’est jamais pathétique ou stérile, elle est inspirée, céleste. C’est une plongée vers le désespoir jusqu’à la déraison, un dialogue avec les dieux ou avec lui-même, qui révèle sous des allures parfois déterminées, une terrible fragilité qui suscite l’effroi. Cette force d’apparence inflexible n’est trahie que par la vulnérabilité de son regard, ses appels à l’infini, qui prennent source dans l’émanation de son âme.




Danse âpre et précise, inexorable dans son expressionnisme mais feutrée dans les poses les plus ultimes, elle restitue la douleur sans verser dans des attitudes qui offriraient une compassion facile. Sa douleur en devient parfois esthétique et par là même touche presque dangereusement au sublime. En dissociant la souffrance par son intériorisation de sa représentation évidente, le danseur va chercher dans ses ressources profondes pour rendre l’errance de son personnage préfigurant l’inéluctable fin que musique et chœurs intiment doucement. Il sait néanmoins apporter toutes les fines nuances qui vont nourrir la répétition des mouvements chorégraphiques au fil des actes. Les multiples reprises sont alors d’autres visions, régénérées par l’enrichissement dramatique.




Dans la première partie de l’œuvre, Stéphane Bullion passe de la douleur de l’infinie tristesse du deuil du poète à un espoir contenu qu’il transforme plutôt en rendez-vous mystique. Amour, une sémillante Muriel Zusperreguy, très juste dans son rôle mutin, lui transmet une espérance qu’il reçoit avec élan dans la danse mais circonspection dans le regard qui le conduit aux enfers. C’est dans le deuxième tableau intitulé « Violence » que ce scepticisme relance le ballet. Alors que s’agite autour de lui l’appel à la vie, Orphée perdu erre solitaire au milieu des furies. Incompréhension et violence, hésitations puis une fois le calme revenu, Eurydice retrouvée au troisième tableau, il s’en va, triste, presque seul, alors qu’elle est suspendue à sa main. Pourquoi ?

Stéphane Bullion - Marie-Agnès Gillot

Si jamais l’esquisse d’un espoir ne se lit chez Orphée, c’est peut-être que son Eurydice n’est plus celle qu’il a aimée? Marie-Agnès Gillot semble encore danser avec le christique Yann Bridard et contraste un peu trop fortement avec l’Orphée réflexif de Stéphane Bullion. Eyeliner noir appuyé et robe rouge monumentale s’opposent à la pâleur nue du danseur. Sa théâtralité à son naturalisme. Le duo semble antithétique au-delà de la contrainte visuelle. Chez la belle, trop de drame évident, trop de poses appuyées pour être en phase avec le poète à la sincérité flagrante. Mais ce lyrisme déplacé explique finalement peut-être l’exaspération d’Orphée à qui Stéphane Bullion prête alors le peu de vie que son désespoir lui laisse. Ainsi, c’est presque avec dessein qu’il se retourne pour mettre fin à ces palabres en courant vers Eurydice, lui qui vient de parcourir les enfers pour la retrouver. Punition humaine ou/et punition divine ? Maria Riccarda Wesseling chante  alors seule l'hymne lyrique à la perte de l'être aimé, car le deuil  de son alter ego chorégraphique est celui de sa foi en l'amour. Il met donc fin à sa déception et à ses souffrances, scellant ainsi la séparation éternelle, presque sans regret.

Stéphane Bullion - Vincent Chaillet - Aurélien Houette


Distribution de la Première, 4 février 2012

Orphée : Stéphane Bullion, Maria Riccarda Wesseling
Eurydice : Marie-Agnès Gillot, Yun Jung Choi
Amour : Muriel Zusperreguy, Zoe Nicolaidou